Suivez-nous :

Guitare LiveMagazineGuitare Live N° 30La guitare dans tous ses états

La guitare dans tous ses états

En cas de handicap, je ne crois pas qu’il faille à tout prix chercher à obtenir les mêmes choses que celles acquises sans infirmité. La guitare, le plus cosmopolite des instruments, stimule les spécificités. Le handicap peut n’être que l’une d’entre elles… je me souviens de ce merveilleux conseil donné par le guitariste David Buckingham (voir mon article "David Buckingham", Guitare Live N°25) :

"...développez vos points forts. Cela pourrait, au premier abord, vous paraître bien peu révolutionnaire ; pourtant, il s’avère que la plupart des élèves sont obsédés par l’idée d’améliorer leurs points faibles – parfois au point d’en négliger totalement leurs points forts ! Ce que vous maîtrisez le mieux est, très probablement, ce que vous faites avec le plus de plaisir… Et si la bonne idée, c’était justement de rechercher quelles sont les choses que vous faites le mieux, de les améliorer encore, de les développer et d’en faire votre spécialité – voilà : spécialisez-vous !"


David Buckingham avec ma guitare en olivier à 7 cordes

Il nous arrive souvent d’être confrontés, dans notre quotidien de guitaristes, à des incidents passagers - en cas de tendinite ou de blessure, par exemple. Il m’est arrivé d’avoir à jouer "autour" d’une blessure interdisant, pour un temps, tout barré, ou tout appui du bout du doigt, ou toute utilisation d’un ongle devenu bleu… on invente alors des chemins très intéressants, qui nous mettent sur la piste de solutions alternatives applicables en cas d’incapacité durable. C’est en tâchant d’apprivoiser mon auriculaire droit que j’ai découvert que Heitor Villa Lobos utilisait tout bonnement ce doigt tous les jours (ce qui lui valut de mémorables altercations avec son ami intime Andres Segovia !)

La musique est un métier de passionnés. Cela confère aux instrumentistes une combativité exceptionnelle lorsqu’il s’agit de récupérer ou de réinventer une capacité, voire de compenser une infirmité après un accident ou une maladie. Certains exemples sont particulièrement célèbres : la surdité de Beethoven ne l’empêcha pas de devenir le plus grand compositeur de tous les temps, et certains se demandent de nos jours si son infirmité, en dehors de provoquer son désespoir, ne lui permit pas, en définitive, de se soustraire au monde sonore extérieur pour se consacrer exclusivement à ses paysages musicaux intérieurs.

Un autre exemple spectaculaire nous est fourni par le "Concerto pour main gauche" composé par Maurice Ravel à la demande du pianiste Paul Wittgenstein. Ce pianiste courageux, qui perdit le bras droit sur le front russe pendant la Première guerre mondiale, ne baissa pas… le bras et ne renonça pas à son art : il commanda des œuvres pour main gauche aux compositeurs du moment : outre Ravel, il sollicita Florent Schmitt, Benjamin Britten, Richard Strauss et Sergueï Prokofiev - dont le quatrième Concerto pour piano est composé pour la seule main gauche.

Dans notre domaine, la volonté farouche et la puissance de travail du guitariste Django Reinhard lui firent développer une technique de jeu qui, non contente de lui permettre de continuer à jouer de la guitare malgré l’accident lui ayant coûté deux doigts, lui fit atteindre un niveau de maîtrise guitaristique tel qu’il fait encore référence de nos jours.

Le pianiste brésilien contemporain Joan Carlos Martins, qui, suite à une agression et diverses opérations, a progressivement perdu l’usage des deux mains, n’a jamais cessé de développer des techniques alternatives afin de continuer à jouer aussi longtemps que possible. De nos jours, ayant perdu l’usage de ses mains, il poursuit sa carrière en tant que chef d’orchestre.

Je tiens à mentionner ici un autre exemple historique célèbre, car il nous permet d’aborder une autre spécificité de la main du musicien : le fonctionnement de l’annulaire. A cette fin, je vous livre ici un extrait de mon Cours Amidala N°11 "Free Ring Finger", Guitare Live N° 21 :

"Commençons par nous souvenir que la main humaine comporte 27 os, 11 muscles intrinsèques (spécifiques à la main) et 15 muscles extrinsèques (qui agissent au-delà de la région de la main) et tout un réseau de tendons.

L’annulaire est le premier doigt à se former lors du développement du fœtus humain.

Saviez-vous que la femme a l'index plus long que l'annulaire et l’homme l’annulaire plus long que l’index ?! Cela permet aux scientifiques, par exemple, de déterminer l'appartenance sexuelle des empreintes retrouvées dans les grottes préhistoriques.

La tradition (à laquelle il doit son nom !) d’y porter anneaux, bagues etc. repose sur une croyance romaine héritée des Égyptiens selon laquelle la veine "Vena Amoris" passe dans ce doigt de la main gauche et va directement au cœur.

D’autres traditions lui ont attribué toutes sortes de pouvoirs et de puissances magiques (par exemple celle de soigner), modifiant, au passage, son nom : "doigt du docteur", "doigt sans nom"… et l’amusant "digitus medio proximus" latin (le doigt à côté du milieu)

Ce qui cause aux musiciens tous ces fameux soucis, c’est qu’il semble attaché aux doigts qui le flanquent (nous verrons plus bas que c’est le cas !) et refuse obstinément de se lever, surtout si ses copains sont posés…

Contrairement à ce que beaucoup d’instrumentistes s'obstinent à croire et à dire, il n’existe absolument aucun tendon commun entre l’annulaire et un quelconque autre doigt ; chacun possède ses propres tendons.

Non, ce qui le retient de la sorte, ce sont des bandelettes intertendineuses (connexus intertendineus), qui relient les tendons : elles partent de l'annulaire et vont jusqu'au majeur et au petit doigt. Les muscles extenseurs font correctement leur office, mais ces bandelettes, très fermes, freinent et retiennent ces mouvements.

On peut sentir ces bandelettes (héritage probable de fonctions disparues), surtout dans l’espace entre l’annulaire et l’auriculaire, en appuyant sur le dos de la main et en bougeant les doigts.

Un exemple historique spectaculaire nous est offert par le musicien romantique allemand Robert Schumann. Né en 1810, il connaît un destin des plus tourmentés, au cours duquel, pétri de musique et d’amour, il boit trop, se défenestre, se jette dans le Rhin, entend une musique divine qu’il n’arrive pas à écrire, en perd la tête, se désespère de son niveau pianistique qu’il estime déficient, vit une histoire d’amour impétueuse et pleine d’embûches avec Clara Wieck (une virtuose du piano !), qu’il épouse en 1840 (ils auront 8 enfants), compose des œuvres extraordinaires ("Rêverie" est l’une des pièces les plus célèbres du répertoire classique, "l’Oiseau-prophète", à écouter d’urgence, atteint un modernisme bouleversant) découvre et pousse en avant le miracle musical qu’est Johannes Brahms (et assiste sans rancœur à la passion, probablement platonique à jamais, qui flambe entre Clara et Johannes) avant de mourir de folie et de syphilis en 1856.

Ce qui nous intéresse ici a lieu en 1831. Là aussi, une fausse croyance (due surtout à la pudeur) devient presque historique : Schumann, à la recherche d’une plus grande virtuosité, aurait inventé une machine (une poulie au plafond, un câble relié à son annulaire droit et à un poids…) qui finira par rendre son doigt infirme… on lui attribue diverses autres inventions dans ce genre (notamment pour gagner en écartement, alors que le sien était, naturellement, spectaculaire), conduisant, toutes, à cette infirmité ; mais un examen un tant soit peu médical indique immédiatement qu’un résultat aussi incurable découle d’un acte bien plus néfaste.

1831, Leipzig : Schumann a connaissance de ces bandelettes intertendineuses et les tient pour responsables de sa médiocre virtuosité. Les chirurgiens d’alors font la sourde oreille (on ne possède à l’époque ni antiseptique, ni anesthésique) mais, une nuit d’ivresse, sans anesthésie, Schumann tente l’opération tout seul, à l’aide d’un couteau : il veut trancher ces bandelettes et libérer son annulaire de leur emprise. Mais la manœuvre tourne mal et il perd l’usage de son doigt."

Cependant, Schumann continue à jouer intensivement du piano "autour" de son doigt accidenté. Cela confère à ses compositions, probablement à son propre insu, une spécificité spectaculaire : elles sollicitent peu l’annulaire droit !

Cela fut remarqué par le pianiste amateur Morton Krouse, qui se cassa l’annulaire droit et n’en recouvra jamais le plein usage : bien avant d’apprendre qu’il partageait cette infirmité avec Schumann, il rapporte : "…je remarquai que les œuvres de Schumann étaient beaucoup plus faciles à jouer avec mon doigt abîmé que celles des autres compositeurs… …les doigtés correspondent beaucoup mieux à ma main…" Morton Krouse note également que les œuvres composées par Schumann avant son accident n’ont pas cette particularité.

J’ai eu l’occasion de constater la pertinence d’un travail physio-logique face à divers handicaps de la main. Je pense, par exemple, à un ami sculpteur, amoureux de guitare, ayant subi une grave blessure à l’annulaire droit. Les exercices de la Série Amidala ont eu un effet rééducatif général, non seulement sur sa main (le déroulement des doigts redevenant plus naturel) mais également sur son attitude personnelle, gommant plusieurs années passées à camoufler cette blessure.

 

4) La taille de la guitare a peu évolué depuis quelques siècles, tandis que l'homme a grandi d'une dizaine de centimètres, en moyenne… ses mains ont également changé de proportions : la guitare est-elle encore adaptée à nos mains, ou devrait-elle être modifiée ?

Sachant que la taille de la touche d’un violon est encore tout à fait confortable pour une main d’homme moderne, alors qu’elle est bien plus courte que celle d’une guitare, il n’y a aucune raison de s’inquiéter…

Avoir de grandes mains a, de tout temps, été considéré comme un avantage pour les pianistes, les guitaristes, les violoncellistes etc. Schumann et Frank étaient connus pour leurs mains immenses, induisant des écarts tels que de nombreux interprètes contemporains doivent pratiquer de petits "sauts" pour exécuter certaines de leurs partitions.

Pour un guitariste, avoir de grandes mains est, de nos jours encore, considéré comme un privilège : la guitare confirme que ses proportions nous sont, toujours, parfaitement adaptées – et qu’elles le resteront longtemps.

Publié dans le magazine N° 30 de Juillet 2007


Voir le magazine