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La Vihuela, ancêtre de la guitare

Tenir 500 ans d’Histoire entre ses mains

Observer une vihuela en photo ou derrière la vitrine d’un musée est émouvant, mais tenir un tel instrument entre ses mains fait battre le cœur plus fort. J’ai été aimablement accueilli par Monsieur Sainte Fare Garnot, Conservateur du Musée Jacquemart-André, qui a mis cette vihuela entre mes mains pour une rencontre silencieuse, puisque lui manquent le chevalet, les chevilles et, bien évidemment, les cordes. L’instrument, de très grande taille, est assez lourd. Beaucoup y voient une vihuela "basse", mais l’étroitesse du manche et des textes décrivant des instruments de très grande taille m’en font douter. Le corps est presque ovale, le manche a, visiblement, été raccourci, la table, très ornée, est percée de cinq rosaces garnies de décorations en parchemin.


La touche est parée de motifs imbriqués difficiles à réaliser.


Le dos et les éclisses sont composés d’une marqueterie complexe aux motifs concentriques très réussis.


La tête, fine et élancée, est percée de deux rangées de six orifices.


La tranche supérieure de la tête porte l’inscription "Guadalupe" (là encore il y a débat, car il s’agit aussi bien du nom d’un violero que de celui d’un monastère).

La lutherie est courageuse, la réalisation soignée, mais le niveau de finition n’atteint pas ce dont étaient capables les luthiers de l’époque. Le choix de bois assez simples, diverses imprécisions et quelques raccords dans les marqueteries laissent penser qu’il s’agit de l’œuvre d’un apprenti-luthier avancé, voire de son travail de Maîtrise. On peut donc imaginer que cet instrument n’était, initialement, pas destiné à être joué.

Les marques sur la table indiquent que le chevalet a occupé au moins deux places sur cet instrument, et, donc, connu divers diapasons.


La table porte une autre marque, plus déroutante. Une portée, faite de 5 traits parallèles et d’une clef de sol. Les notes inscrites sont mi si sol ré la, en rondes, surplombées des chiffres 1, 2, 3, 4 et 5 : l’accord d’une guitare à 5 cordes. Je pense qu’il s’agit d’une inscription bien plus jeune que l’instrument, et qu’elle est la trace d’un accident : ces notes ont certainement déteint d’un papier trop fortement imbibé d’encre, car les lignes de la portée sont droites et ne suivent pas le fil du bois - ce qui aurait immanquablement été le cas si l’inscription avait été sciemment faite sur la table.


J’ai reposé cet instrument attachant dans son sarcophage protecteur et me suis rendu au Musée de la Musique, Porte de la Villette, à Paris.

J’y ai été très amicalement accueilli par Stéphane Vaiedelich, le responsable du Laboratoire de recherches et de restauration du Musée de la musique. Le lieu lui-même impressionne : de grandes tables couvertes d’outils, de machines de mesure, d’instruments anciens, d’ordinateurs. Il y règne l’ambiance calme et clinique qui sied à de tels travaux, et les technologies les plus modernes y côtoient les savoir-faire les plus ancestraux.

Stéphane Vaiedelich dans son laboratoire


Avant de me confier la vihuela E.0748, Stéphane Vaiedelich m’explique les aires de recherches choisies et les procédés utilisés lors de l’étude approfondie menée dans son laboratoire sur cet instrument exceptionnel. Toutes les opérations, effectuées dans un grand souci d’objectivité et d’utilité scientifique, ont été minutieusement préparées, afin d’éviter les interventions empiriques.

Des méthodes spectaculaires ont été appliquées afin, par exemple, de discerner la provenance et l’âge du bois utilisé. Le résultat, étonnamment précis, nous livre des informations précieuses : le fond et les éclisses sont en bois de jujubier, ce qui positionne clairement le facteur dans la péninsule ibérique. Le sapin utilisé pour la table, quant à lui, provient du sud de l’Europe (dans une zone Alpes/Dolomites/Pyrénées) et l’arbre dont il est extrait a poussé à une altitude de plus ou moins 1100 mètres.
Plus saisissant encore : il ressort de l’étude dendrochronologique (par une méthode de datation basée sur le comptage et l'analyse morphologique des anneaux de croissance des arbres) que le dernier cerne présent sur la table d’harmonie date de l’année 1496. Soit plusieurs décennies avant la période estimée de fabrication de l’instrument ! "Je pense que le luthier a sciemment utilisé du bois de récupération, provenant probablement d’une charpente" explique Stéphane Vaiedelich. En lutherie, il s’agit d’un choix particulièrement pertinent et réfléchi ; une poutre de belle qualité ayant un demi-siècle de séchage peut présenter des caractéristiques sonores et mécaniques exceptionnelles (il n’est pas rare de voir des luthiers modernes partir à la recherche de vieilles charpentes).

D’autres études et analyses ont permis de déterminer l’origine des lanières de parchemin qui servent de jointures à l’intérieur de l’instrument. Il s’agit de textes de loi du 13ème siècle, récupérés par le luthier, comme cela était courant à l’époque.

Enfin, une modélisation poussée, suivie de nombreux tests croisés, a permis de cerner au plus près toutes les caractéristique mécaniques du bois de la table et d’établir précisément les paramètres selon lesquels rechercher un bois actuel équivalent : cela afin de réaliser un fac-similé fidèle, non seulement à l’aspect, mais, également, aux caractéristiques sonores déterminées de l’instrument.

Et puis, nouveau moment de grande émotion, Stéphane Vaiedelich et son équipe sortent la vihuela E.0748 de son caisson protecteur et me la confient.

Elle est détablée et semble flotter sur sa toile blanche, tant elle est gracile. Et, au moment de la prendre en main, l’impression est confirmée par sa légèreté.


Il s’agit d’un instrument d’une facture magnifique. Le violero était d’un niveau exceptionnel, et la beauté de son travail découle, en grande partie, de ses vertus pratiques. Les cannelures du fond, par exemple, d’une réalisation admirable, sont d’un effet superbe, mais leur fonction première est d’assurer une grande rigidité. "Pour moi", explique Stéphane Vaiedelich, "nous sommes en présence d’un instrument typique vite-fait-bien-fait par un grand luthier pour un musicien exigeant".


Le bois de la table est très beau, et la manière d’accoler les deux pièces symétriques dénote d’une réflexion très fine. Le fil des fibres du sapin est, en effet, légèrement incurvé, et le violero a choisi de le répartir telles des parenthèses dos à dos de part et d’autre du centre ))))|(((( ce qui l’inscrit idéalement, aussi bien esthétiquement que mécaniquement, dans la forme en 8 de la table.

Je ne me lasse pas d’observer les détails de facture et de m’imprégner de tous les messages que cet instrument au repos transmet à l’ensemble de nos sens.



Cette vihuela possède quelque chose de magique, et je partage déjà l’amour que lui portent Joël Dugot (conservateur du Musée de la Musique), Stéphane Vaiedelich et toute l’équipe…

 

Publié dans le magazine N° 19 de Juillet 2006


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