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Parlons lutherie… Les violeros du 16ème siècle possédaient indubitablement une technique de construction extrêmement savante et sophistiquée. Un dos bombé et cannelé, comme celui des instruments "Chambure" et "Diaz", est une réalisation d’une difficulté qui rebuterait maints luthiers actuels. Certains documents nous fournissent des informations précieuses sur la qualité des bois employés : les inventaires faits après le décès de leurs propriétaires sont, à ce titre, des sources très sûres, qui nous indiquent qu’on appréciait le bois de rose ou d’ébène pour les vihuela les plus chères, tandis que les instruments plus modestes se contentaient de bois plus ordinaires, généralement des fruitiers. Nous avons vu que l’instrument possédait des configurations et des tailles diverses, mais que la forme en huit et les six chœurs frettées en formaient le point commun. La touche de la vihuela possédait, selon le répertoire choisi et/ou l’habileté du vihueliste, entre 6 et 10 frettes, réalisées en nouant des cordes (en boyau) autour du manche aux endroits appropriés. Cette technique, encore employée de nos jours sur les instruments baroques, avait à la fois un avantage et un inconvénient : elle permettait au musicien de régler lui-même la position des frettes, et, partant, de bichonner (ou, si le musicien était mauvais, de dégrader !) le tempérament de l’instrument, par léger déplacement de la frette le long du manche. Chacun inventait un tempérament idéal, avec plus ou moins de succès. Certains poussèrent le raffinement jusqu’à réaliser
un double frettage, composé de deux cordes de diamètres différents permettant de faire la différence entre les demi-tons montants et
les demi-tons descendants (différenciation qui avait encore cours à l’époque) Puis, les douze demi-tons égaux s’imposant, on établit
la mesure exacte pour le frettage : la règle de division par 18. La tension des cordes (en boyau de mouton) était trois fois moins élevée que celle des guitares actuelles, mais garantissait la sonorité riche et puissante requise pour interpréter les polyphonies (principalement linéaires) que l’on trouve dans la musique du 16ème siècle. Pour finir, notons que le barrage de la table d’harmonie était très simple, composé de deux ou trois barres transversales (cette configuration restera inchangée sur toutes les guitares jusqu’au milieu du 19ème siècle et l’invention, par Torrès, du barrage en éventail – voir mon article "l’Histoire de la guitare" dans le numéro 10 de Guitare Live).
Apogée et déclin Dans le dernier tiers du 16ème siècle, la vihuela est à l’apogée de sa popularité. Le répertoire de musique composée pour elle est aussi florissant que le commerce lié à sa construction. La musique est omniprésente, les corporations de violeros puissantes et indépendantes. Les œuvres majeures du répertoire pour vihuela sont déjà publiées. Voici la liste (succincte) de celles que l’on connaît le mieux de nos jours, et l’on voit que toutes ces œuvres ont été composées sur une période de moins de deux décennies :
Page de couverture du recueil "El Maestro" de Luis de Milán (1536) Il y aurait beaucoup à dire sur ces œuvres et leurs auteurs, mais tel n’est pas notre propos ici. J’aimerais cependant noter ceci : Luis Milán indique que les pièces contenues dans son recueil "El Maestro" furent toutes improvisées sur la vihuela avant d’être mises sur le papier. Milán utilise une tablature proche de celle que nous utilisons de nos jours, avec une première ligne indiquant la corde la plus aigue. Tandis que beaucoup d’autres compositeurs utilisent une tablature italienne, sur laquelle la première ligne représente la corde la plus basse. Certains contrats d’impression indiquent un tirage de plusieurs recueils à 1000 ou 1500 exemplaires, ce qui est, une fois de plus, très significatif de la popularité de la vihuela. Mais, parallèlement, un instrument moins sophistiqué et au répertoire plus populaire se développe : la guitare. Elle a la même forme que la vihuela, mais se contente de 5 chœurs voire, parfois, de quatre. Quant aux frettes, sept lui suffisent dans la plupart des cas. D’un abord plus facile, elle va, en quelques décennies, rattraper puis supplanter la vihuela - au point de la faire tout simplement disparaître. Comme l’illustre le cas de l’instrument "Diaz", la différenciation finale dut devenir ardue, et beaucoup de guitares ont, probablement, porté le nom de vihuela, alors que de nombreuses vihuelas se virent nommées guitares.
La vihuela retrouvée La renaissance de la vihuela commence à la fin des années 1920, lorsque le guitariste Emilio Pujol publie et interprète à la guitare des transcriptions d’œuvres pour vihuela. Passionné par son travail de pionnier, Pujol fait réaliser une copie de l’instrument du Musée Jacquemart André, en avril 1936, par le luthier Miguel Simplicio. C’est avec cet instrument qu’il effectue le premier enregistrement de musique pour vihuela (trois des "Pavanas" de Luis Milán). Cette copie, à laquelle manquait la connaissance approfondie du travail des luthiers du 16ème siècle dont nous disposons aujourd’hui, n’était pas totalement convaincante, mais elle eut l’immense mérite de sortir l’instrument de son oubli. À la même époque, le musicologue américain John Ward rédige une thèse de doctorat sur la vihuela, qu’il termina en 1953, et qui constitue la première étude globale sur le sujet. Ce texte, qui n’a jamais été publié, fait cependant longtemps figure de référence. Il a, surtout, le mérite de faire entrer l’étude de la vihuela dans le domaine scientifique. C’est Hopkinson Smith, élève d’Emilio Pujol et de John Ward, qui fera, finalement, le lien décisif entre le passé et le présent, en réalisant, au milieu des années 1980, des enregistrements bouleversants de musique pour vihuela. Il est intéressant de lire ce qu’un autre vihueliste moderne, John Griffiths, dit à ce sujet dans un article pour le magazine Goldberg : "Déjà très réputé comme instrumentiste au milieu des années 1970, [Hopkinson Smith] mettait en cause, dans ses enregistrements controversés, les notions qui avaient cours alors sur la façon de jouer de la vihuela. Ce premier enregistrement, composé d’extraits d’El Maestro (1984), imposa son intuition déjà légendaire sur la dynamique de la musique de Milán. Pour la première fois, la musique soliste de Milán prenait une profondeur de caractère et une richesse de couleurs qui faisaient écho à la personnalité musicale du compositeur lui-même. Smith apportait une souplesse rythmique inconnue jusque-là, et les sonorités qu’il obtenait par son interprétation révélaient les qualités polyphoniques de la vihuela comme jamais auparavant." (Traduction : Joël Surleau) Comme vous aurez pu le lire dans mes portraits des guitaristes Robert Grossmann (Guitare Live N°13) et Emanuele Segre (Guitare Live N° 18) , la vihuela fait, dorénavant, partie du répertoire et de la collection d’instruments de beaucoup des guitaristes classiques actuels. Et c’est une circonvolution de plus dans le destin de cet instrument fascinant, qui, réincarné dans toutes les guitares du monde, n’a, finalement, jamais cessé de vivre, imposant son fantôme subtil jusque dans le nombre de cordes devenu standard pour la guitare : six. © Textes et photos : André Stern a.k.a. Amidala (sauf vue de dos de la vihuela du Musée Jacquemart-André)
Pour entendre des enregistrements de musique pour vihuela André Stern remercie : |